Le « livret vert » des Etats généraux de la presse vient encore de le montrer. La profession journalistique s’évertue à donner pour preuve de sa volonté d’indépendance sa soumission à une règle impossible à observer, « la séparation du fait et du commentaire » (1). Cette obsession fait office en tout cas de leurre de diversion : la profession se garde, pendant ce temps, d’attirer l’attention sur un critère d’indépendance ou d’inféodation autrement plus fiable qu’est la décision de publier ou non une information. Il est rarissime que des journalistes en traitent publiquement. C’est arrivé le 9 décembre 2008 dans une émission du site « Arrêt sur image ». Elle mérite donc à ce titre qu’on y revienne.
Daniel Schneidermann avait organisé une confrontation entre les auteurs du livre « Le vrai Canard », L. Valdiguié et K. Laske (2), et un ancien journaliste du Canard enchaîné, Nicolas Beau, aujourd’hui directeur du site Bakchich (3). Il en ressort d’intéressants travaux pratiques sur cette décision préliminaire que doivent prendre non seulement tout média mais tout individu confrontés à cette question première : dire ou ne pas dire ?
Cinq premières dissimulations d’informations
1- La direction du Canard enchaîné y a ainsi répondu à sa façon en déclinant l’invitation qui lui était faite de venir sur le plateau répondre aux accusations des auteurs du livre : elle n’entendait pas discuter, disait-elle, avec ces gens publiés par les Éditions Stock du groupe Lagardère, qu’elle considérait comme des suppôts chargés de lui nuire. Elle s’en tenait à la réponse publiée dans son journal par son directeur, M. Gaillard, « Les dessous d’un livre ». La direction offrait, en tout cas, le premier exemple d’une décision de ne pas donner davantage d’informations.
2- Les auteurs ont évidemment rejeté l’accusation d’un haussement d’épaule : K. Laske travaille à Libération ; et si L. Valdiguié est effectivement à Paris-Match, qui appartient aussi au groupe Lagardère, il n’y est que depuis un an et demi, venant du Parisien Libéré.
Mais à D. Scheidermann qui lui demandait avec insistance s’il avait informé sa nouvelle direction de son projet de livre en cours, il n’a pas davantage répondu : il a fui la question, livrant, à son tour, un deuxième exemple de dissimulation d’informations.
3- D. Schneidermann lui a alors signalé qu’avant son arrivée à Paris-Match, l’hebdomadaire avait systématiquement refusé, une dizaine d’années durant, de répondre à ses invitations pour débattre dans son émission télévisée de La 5, « Arrêt sur image », soit du choix d’une photo, soit des modalités de sa réalisation, soit de sa retouche. C’était un troisième exemple d’une rétention d’informations.
4- D. Schneidermann faisait toutefois erreur : en octobre 1998 – l’a-t-il oublié ? - il avait reçu le photographe J.-M. Marion et la journaliste C. Mangez pour y répondre de la publication dans Paris-Match, le 1er octobre 1998, d’une photo de gravats en gros plan prise à Ris-Orangis dans l’Essonne pour faire croire à un climat de guerre civile qu’aurait connu… Grigny-la-Grande Borne, une ville limitrophe. À l’époque, interrogé sur la raison de cette erreur volontaire, Marion s’était déconsidéré en soutenant à bout d’arguments que… de toute façon, un tas de gravats restait un tas de gravats qu’il soit ici ou là ! (4) Là encore, on tient un quatrième exemple de dissimulation d’informations.
5- Nicolas Beau, de son côté, a souhaité préciser les limites de sa présence sur le plateau. Même s’il a quitté Le Canard enchaîné, il est resté en bons termes avec sa direction. Il n’entendait donc, bien sûr, ne parler qu’en son nom, et surtout il s’imposait un devoir de réserve. Voilà qui annonçait clairement d’entrée une décision de ne pas révéler d’ informations susceptibles de nuire à son ancien journal. Il a parlé, en effet, du Canard comme d’une famille : le linge sale, c’est vrai, se lave en famille et non sous le regard de tiers. C’était la raison d’un cinquième exemple de dissimulation d’informations.
Deux partis-pris du Canard Enchaîné comme 6ème et 7ème exemple de dissimulation d’informations
Nicolas Beau a été amené toutefois à répondre de deux accusations que les deux auteurs du livre adressaient au Canard. Et ce faisant, il a offert un sixième et septième exemple pour confirmer que la première question à laquelle un émetteur doit répondre est avant tout : faut-il révéler l’information ou non ?
1- Une enquête « trappée » pour ne pas nuire au candidat Sarkozy ? Le Canard attrapé ?
Pendant la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Beau a, en effet, enquêté sur le patrimoine du candidat Sarkozy. Un premier article paru dans le Canard a traité des conditions d’achat d’un appartement à Neuilly qui aurait permis à l’acheteur d’obtenir une belle ristourne de l’agent immobilier. Mais pour prouver sa neutralité, le journal promettait dans son numéro suivant des révélations sur le patrimoine de la candidate Royal. On a pu effectivement en prendre connaissance la semaine d’après.
Or, les auteurs du livre soutenaient qu’un second volet de son enquête avait été refusé par la direction du journal entre les deux tours de la présidentielle : il avait découvert que M. Sarkozy avait continué à percevoir des revenus de son cabinet d’avocat alors qu’il était ministre. La méthode pouvait poser problème : n’était-ce pas un cas d’incompatibilité ministérielle ? Un ministre ne peut continuer à exercer une activité professionnelle – ce que révèle la perception d’honoraires - afin de limiter les éventuelles pressions d’intérêts privés sur le gouvernement.
Nicolas Beau a confirmé le refus de sa direction : « J’ai compris, a-t-il avoué, que mon enquête n’était pas bienvenue ». Et, de fait, elle n’a été publiée qu’un an après dans un des Dossiers du Canard . Mais ce qui est le plus intéressant, c’est la justification qu’il en a donné, pressé de s’expliquer par un Daniel Schneidermann pugnace :
« La direction, a-t-il répondu, n’a pas voulu envoyer un « scud massif » contre un des candidats à ce moment-là ».
« Il y a beaucoup d’enquête « trappées » »
Comme tous les journalistes politiques, « (ceux du Canard) entretiennent des relations avec toute la classe politique : c’est leur métier, leur travail. »
« Toute la difficulté, c’est qu’un journaliste a des sources d’ informations, et il y a des moments où il va falloir les sortir et mettre mal à l’aise certaines sources. »
« Tout le travail journalistique consiste à peser à chaque fois les avantages et les inconvénients de la publication. »
« On n’est pas dans un monde où une information va fatalement sortir parce qu’elle juste. »
« C’est plus compliqué que ça, le travail journalistique. Il y a des sources qu’on ménage à des moments donnés et des sources qu’à un moment donné on abandonne. Et il faudrait en abandonner davantage. »
« Si l’information n’est pas passée, c’est non pas pour ménager Sarkozy mais les Sarkozy/sources »
« Tous les journalistes politiques rencontrent des proches de Sarkozy. Or, Sarkozy est colérique et rancunier. »
Mais, assure Nicolas Beau pour finir, « l’immense majorité des journalistes du Canard était contre Sarkozy, violemment pour Ségolène Royal ».
Il reste que la direction du Canard a choisi de ne pas révéler entre les deux tours de l’élection cette information qualifiée de « brutale » et même de « scud massif » pour le candidat Sarkozy. Quoique « non suspect de pencher plus à gauche qu’à droite », selon N. Beau, Le Canard Enchaîné n’a-t-il pas préféré tout de même ménager le candidat de droite entre les deux tours ?
2- Une attitude bienveillante face aux affaires de la présidence mitterrandienne
Daniel Schneidermann avait organisé une confrontation entre les auteurs du livre « Le vrai Canard », L. Valdiguié et K. Laske (2), et un ancien journaliste du Canard enchaîné, Nicolas Beau, aujourd’hui directeur du site Bakchich (3). Il en ressort d’intéressants travaux pratiques sur cette décision préliminaire que doivent prendre non seulement tout média mais tout individu confrontés à cette question première : dire ou ne pas dire ?
Cinq premières dissimulations d’informations
1- La direction du Canard enchaîné y a ainsi répondu à sa façon en déclinant l’invitation qui lui était faite de venir sur le plateau répondre aux accusations des auteurs du livre : elle n’entendait pas discuter, disait-elle, avec ces gens publiés par les Éditions Stock du groupe Lagardère, qu’elle considérait comme des suppôts chargés de lui nuire. Elle s’en tenait à la réponse publiée dans son journal par son directeur, M. Gaillard, « Les dessous d’un livre ». La direction offrait, en tout cas, le premier exemple d’une décision de ne pas donner davantage d’informations.
2- Les auteurs ont évidemment rejeté l’accusation d’un haussement d’épaule : K. Laske travaille à Libération ; et si L. Valdiguié est effectivement à Paris-Match, qui appartient aussi au groupe Lagardère, il n’y est que depuis un an et demi, venant du Parisien Libéré.
Mais à D. Scheidermann qui lui demandait avec insistance s’il avait informé sa nouvelle direction de son projet de livre en cours, il n’a pas davantage répondu : il a fui la question, livrant, à son tour, un deuxième exemple de dissimulation d’informations.
3- D. Schneidermann lui a alors signalé qu’avant son arrivée à Paris-Match, l’hebdomadaire avait systématiquement refusé, une dizaine d’années durant, de répondre à ses invitations pour débattre dans son émission télévisée de La 5, « Arrêt sur image », soit du choix d’une photo, soit des modalités de sa réalisation, soit de sa retouche. C’était un troisième exemple d’une rétention d’informations.
4- D. Schneidermann faisait toutefois erreur : en octobre 1998 – l’a-t-il oublié ? - il avait reçu le photographe J.-M. Marion et la journaliste C. Mangez pour y répondre de la publication dans Paris-Match, le 1er octobre 1998, d’une photo de gravats en gros plan prise à Ris-Orangis dans l’Essonne pour faire croire à un climat de guerre civile qu’aurait connu… Grigny-la-Grande Borne, une ville limitrophe. À l’époque, interrogé sur la raison de cette erreur volontaire, Marion s’était déconsidéré en soutenant à bout d’arguments que… de toute façon, un tas de gravats restait un tas de gravats qu’il soit ici ou là ! (4) Là encore, on tient un quatrième exemple de dissimulation d’informations.
5- Nicolas Beau, de son côté, a souhaité préciser les limites de sa présence sur le plateau. Même s’il a quitté Le Canard enchaîné, il est resté en bons termes avec sa direction. Il n’entendait donc, bien sûr, ne parler qu’en son nom, et surtout il s’imposait un devoir de réserve. Voilà qui annonçait clairement d’entrée une décision de ne pas révéler d’ informations susceptibles de nuire à son ancien journal. Il a parlé, en effet, du Canard comme d’une famille : le linge sale, c’est vrai, se lave en famille et non sous le regard de tiers. C’était la raison d’un cinquième exemple de dissimulation d’informations.
Deux partis-pris du Canard Enchaîné comme 6ème et 7ème exemple de dissimulation d’informations
Nicolas Beau a été amené toutefois à répondre de deux accusations que les deux auteurs du livre adressaient au Canard. Et ce faisant, il a offert un sixième et septième exemple pour confirmer que la première question à laquelle un émetteur doit répondre est avant tout : faut-il révéler l’information ou non ?
1- Une enquête « trappée » pour ne pas nuire au candidat Sarkozy ? Le Canard attrapé ?
Pendant la campagne présidentielle de 2007, Nicolas Beau a, en effet, enquêté sur le patrimoine du candidat Sarkozy. Un premier article paru dans le Canard a traité des conditions d’achat d’un appartement à Neuilly qui aurait permis à l’acheteur d’obtenir une belle ristourne de l’agent immobilier. Mais pour prouver sa neutralité, le journal promettait dans son numéro suivant des révélations sur le patrimoine de la candidate Royal. On a pu effectivement en prendre connaissance la semaine d’après.
Or, les auteurs du livre soutenaient qu’un second volet de son enquête avait été refusé par la direction du journal entre les deux tours de la présidentielle : il avait découvert que M. Sarkozy avait continué à percevoir des revenus de son cabinet d’avocat alors qu’il était ministre. La méthode pouvait poser problème : n’était-ce pas un cas d’incompatibilité ministérielle ? Un ministre ne peut continuer à exercer une activité professionnelle – ce que révèle la perception d’honoraires - afin de limiter les éventuelles pressions d’intérêts privés sur le gouvernement.
Nicolas Beau a confirmé le refus de sa direction : « J’ai compris, a-t-il avoué, que mon enquête n’était pas bienvenue ». Et, de fait, elle n’a été publiée qu’un an après dans un des Dossiers du Canard . Mais ce qui est le plus intéressant, c’est la justification qu’il en a donné, pressé de s’expliquer par un Daniel Schneidermann pugnace :
« La direction, a-t-il répondu, n’a pas voulu envoyer un « scud massif » contre un des candidats à ce moment-là ».
« Il y a beaucoup d’enquête « trappées » »
Comme tous les journalistes politiques, « (ceux du Canard) entretiennent des relations avec toute la classe politique : c’est leur métier, leur travail. »
« Toute la difficulté, c’est qu’un journaliste a des sources d’ informations, et il y a des moments où il va falloir les sortir et mettre mal à l’aise certaines sources. »
« Tout le travail journalistique consiste à peser à chaque fois les avantages et les inconvénients de la publication. »
« On n’est pas dans un monde où une information va fatalement sortir parce qu’elle juste. »
« C’est plus compliqué que ça, le travail journalistique. Il y a des sources qu’on ménage à des moments donnés et des sources qu’à un moment donné on abandonne. Et il faudrait en abandonner davantage. »
« Si l’information n’est pas passée, c’est non pas pour ménager Sarkozy mais les Sarkozy/sources »
« Tous les journalistes politiques rencontrent des proches de Sarkozy. Or, Sarkozy est colérique et rancunier. »
Mais, assure Nicolas Beau pour finir, « l’immense majorité des journalistes du Canard était contre Sarkozy, violemment pour Ségolène Royal ».
Il reste que la direction du Canard a choisi de ne pas révéler entre les deux tours de l’élection cette information qualifiée de « brutale » et même de « scud massif » pour le candidat Sarkozy. Quoique « non suspect de pencher plus à gauche qu’à droite », selon N. Beau, Le Canard Enchaîné n’a-t-il pas préféré tout de même ménager le candidat de droite entre les deux tours ?
2- Une attitude bienveillante face aux affaires de la présidence mitterrandienne
D. Schneidermann, héberlué, n’a pu, en effet, s’empêcher de comparer cette délicatesse au parti-pris qu’avait manifesté le Canard face au candidat Giscard d’Estaing lors de la campagne présidentielle de 1981 : non seulement il en avait fait des tonnes sur l’affaire des diamants de Bokassa, mais il avait dénoncé pour la première fois le rôle joué par un de ses ministres, Maurice Papon, dans la déportation des juifs de Gironde à son poste de secrétaire général de la préfecture, en 1942. F. Mitterrand aurait déduit que cet article allait lui faire gagner 200.000 voix supplémentaires dans le scrutin qui s’annonçait serré.
Précisément, la seconde accusation des auteurs du livre portait sur les relations amicales du Canard avec l’entourage de F. Mitterrand. Son traitement des affaires sous la présidence mitterrandienne en aurait été vivement affecté : de « l’affaire GreenPeace » à « l’affaire des Irlandais de Vincennes » prolongée par « l’affaire des écoutes téléphoniques de l’Élysée », le Canard Enchaîné a adopté un comportement discret quand on le compare à son engagement de « machine de guerre contre Giscard ».
Nicolas Beau a convenu que dans « l’affaire Elf », son journal « (avait) ménagé Roland Dumas », qui était l’avocat du Canard, tout en précisant que « l’homme clé » de l’affaire n’était pas lui, mais Charles Pasqua, contrairement à ce qu’avait fait croire le journal Le Monde. Surtout, il a reconnu en conclusion : « C’est comme dans toutes les rédactions, vous comprenez, il y a des terrains glissants, des terrains sensibles. » Il venait de l’ illustrer quelques instants auparavant en soutenant que, « dépité de n’avoir pas pu voir le Canard publier l’enquête » sur les honoraires d’avocat du ministre Sarkozy, son informateur s’était tourné vers Libération : mais « l’enquête n’(était) pas sortie non plus dans (ce journal) qui est un quotidien de gauche ». Pourquoi ? K. Laske qui y travaille, a prétendu ne pas être au courant. D. Schneidermann s’est esclaffé, sans y croire, devant la bizarrerie de pareilles relations entre membres d’un même journal. On a appris toutefois que le livre a été écrit par quatre auteurs mais que deux d’entre eux auraient préféré garder l’anonymat par peur… du Canard enchaîné…
Rien ne vaut donc une enquête d’un journaliste sur des journalistes qui ont enquêté sur d’autres journalistes pour faire ressortir le problème numéro un qui se pose à tout média : faut-il révéler ou non une information ? Cette question est directement dictée par un principe fondamental de « la relation d’information » que tout le monde observe mais dont personne ne parle : nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire. La prétendue transparence n’est qu’un leurre. C’est l’opacité qui est la règle, quels que soient les prodiges des moyens de communication contemporains. Information et iceberg entretiennent la même illusion : ils montrent moins qu’ils ne cachent.
Paul Villach
(1) Paul Villach, « Le livret vert des États généraux de la presse : la recette du lapin chasseur », AGORAVOX, 15 janvier 2008.
(2) L. Valdiguié, K. Laske, « Le vrai Canard », Éditions Stock, 2008.
(3) http://www.dailymotion.com/video/k3HH8hz1l1K7uTS5nB
(4) Paul Villach, « Les médias, la manipulation des esprits, leurres et illusions », pp. 189-192, Éditions Lacour, Nîmes, 2004.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire