On ne niera point que Richard Wagner soit avant tout un artiste ; mais, parmi les critiques, les uns ont vu en lui de préférence un poète dramatique, les autres un musicien ; on l’a rattaché tantôt à Schiller et aux classiques, tantôt à Beethoven et aux romantiques. Le fait est qu’on constate chez lui des tendances diverses et on a pu parler sans exagération des « dissonances » de l’âme Wagnérienne. Aussi la plupart des critiques se sont-ils efforcés de trouver un terrain d’entente et on paraît s’être mis d’accord pour déclarer que le drame, d’une part, et la musique, de l’autre, sont les deux points de vue auxquels on peut indifféremment se placer pour saisir le sens profond de l’art Wagnérien. Comme s’il était permis de mettre sur le même plan le drame scénique et la musique ! La musique se suffit à elle-même : qu’a-t-elle besoin du poème dramatique ! Et le drame à son tour peut être complet sans la musique. Puisque l’on constate chez Wagner une alliance de la musique et du drame, le problème est précisément de découvrir la raison d’une pareille alliance. Aussi bien toute l’esthétique de Wagner, depuis Opéra et drame jusqu’à Beethoven, a-t-elle pour objet de régler cette question des rapports de la musique et du drame dans l’oeuvre d’art supérieure, et, si l’on a pu croire à une contradiction entre les thèses soutenues dans ces deux ouvrages, c’est qu’on a négligé d’approfondir le point capital, à savoir de définir exactement le rôle que joue dans l’art de Wagner l’action dramatique.
Wagner a voulu réformer l’Opéra, tel que l’ont conçu un Meyerbeer et un Auber, mais sa réforme ne pouvait porter sur la musique seule puisque celle-ci a toujours en soi une valeur absolue ; elle devait donc s’exercer principalement sur le choix de l’action dramatique. On peut distinguer trois phases dans l’évolution qui a conduit Wagner de l’opéra au drame musical : après avoir, suivant l’exemple de ses devanciers, choisi son action dramatique dans l’histoire (Rienzi), il la chercha dans la légende pure (Le Vaisseau Fantôme), puis dans la légende adaptée aux nécessités du drame (Tannhaüser et Lohengrin). C’est à ce moment que, réfléchissant sur les conditions de sa propre activité artistique, il se rend compte avec une pleine intelligence du but auquel il tendait inconsciemment et il élabore sa théorie de l’action dramatique, dont il appliquera dorénavant les principes dans toutes ses oeuvres, depuis la Tétralogie jusqu’à Parsifal.
Il établit que la musique dans le drame ne doit pas simplement accompagner l’action qui se joue sur la scène, mais qu’elle ne doit pas non plus rester une rêverie stérile de l’imagination. En effet, la musique, étant essentiellement l’expression des mouvements de l’âme, tend à se réaliser en actes par la production de formes sensibles à l’oeil, qui constitueront la trame nécessaire de l’action scénique. Dès lors, le drame doit être conçu comme le résultat de l’expression visible d’intentions musicales et par conséquent ne comporter que des motifs purement humains. L’action dramatique devra donc être presque entièrement intérieure et, par suite, dégagée de toute contingence historique ou sociale. La légende seule, par ce qu’elle contient de purement humain, nous donne des modèles de ce genre ; mais à la condition de subir les adaptations exigées par les nécessités de la musique.
C’est ce caractère purement humain ou intérieur de l’action dramatique qui détermine à son tour le symbolisme du drame wagnérien et lui confère sa portée philosophique. Ici encore, les avis des critiques sont très partagés : les uns découvrent, dans la pensée wagnérienne une évolution qu’ils décomposent en trois phases, qui n’auraient entre elles rien de commun ; les autres nient cette évolution et affirment l’unité absolue de ce qu’ils appellent la philosophie du drame musical.
Que la conception du monde, telle qu’elle se dégage des oeuvres dramatiques de Wagner n’ait jamais varié, il serait puéril de le soutenir ; mais que les moments qui marquent le progrès de cette conception n’aient aucun lien, il n’est pas moins absurde de le prétendre. S’il est vrai que, d’une façon générale l’évolution des systèmes métaphysiques se ramène à trois étapes : affirmation du monde (thèse), négation du monde (antithèse), le monde surmonté (synthèse), on doit admettre que la pensée de Wagner a suivi cette évolution. Après s’être placé, sous l’influence de Feuerbach, au point de vue d’un optimisme païen qui le conduisit à une affirmation totale du monde (Weltbejähung), Wagner subit profondément l’action de Schopenhauer et, professant la doctrine du Monde comme Volonté et Représentation, enseigne une négation du monde qui revêt parfois les caractères du pessimisme bouddhiste (Weltverneinung) ; puis, sans doute, à l’instigation de Liszt et particulièrement de Cosima, il s’élève à une affirmation nouvelle du monde qui, par son inspiration chrétienne, représente une victoire sur le monde (Weltüberwindung).
Est-ce à dire qu’aucun lien ne rattache l’un à l’autre ces trois moments de la pensée wagnérienne ? S’il y a une idée présente en toutes les oeuvres du musicien-poète, c’est bien celle de la rédemption ; et si les conditions humaines ou divines de cette rédemption, comme le terme qui lui est assigné, création d’une humanité libre et supérieure ou reconnaissance d’un monde transcendant, donnent à l’idée selon les oeuvres une coloration différente, on doit convenir que chez Wagner, depuis le Vaisseau fantôme jusqu’à Parsifal, il ne s’agit jamais que de rédemption, soit que le rachat du pécheur soit opéré par une femme (Senta, Elisabeth) ou, inversement, le rachat de la pécheresse par un homme (Siegfried, Parsifal). Notons en outre, le remarquable progrès que suit dans le drame Wagnérien l’idée de la rédemption : de l’amour qui est une passion (Leiden), le rédempteur s’élève à la compassion, qui est un acte de la volonté (Mitleiden), après avoir subi l’épreuve de l’intuition (Schauen), qui est précisément l’intermédiaire psychologique entre la passion et l’activité pure. Et nous avons ainsi la clef du symbolisme qui se développe de la Tétralogie et de Tristan, où s’affirme au-delà même de la mort l’amour-passion, aux Maîtres Chanteurs, hommage au poète qui s’est élevé au-dessus des maîtres parce qu’il a compris la vanité de tout ce qui passe et s’est résigné, et des Maîtres Chanteurs à Parsifal, à qui se révèle par la pitié l’énigme du monde, et couronnement de l’oeuvre totale.
Qu’il nous soit maintenant permis d’illustrer, par une rapide analyse des oeuvres, la thèse que nous venons de présenter.
Si, le théâtre de Wagner peut être défini, d’une façon générale, le théâtre de la rédemption, il parut tout d’abord à l’auteur du Vaisseau fantôme que l’oeuvre du salut ne pouvait être opérée que par l’amour. Condamné pour un blasphème à errer sur les mers sans relâche et sans repos, le Hollandais obtiendra la délivrance s’il rencontre une femme qui lui garde une éternelle fidélité. Mais n’est-ce pas une pitié profonde plutôt qu’un amour véritable qui inspire à Senta son acte de sublime renoncement ? Et cet acte même, elle semble bien ne l’accomplir que sous l’emprise d’une hallucination, dont elle est la victime résignée. Elle s’abandonne à la contrainte d’une « puissance magique » dont elle n’essaie pas de pénétrer le secret ; à Erik qui l’interroge elle ne sait que répondre : «Tais-toi ! Il le faut ! Il le faut ! ». Elle se voue à la mort, non par un libre consentement au sacrifice, mais par une obéissance aveugle à la fatalité qui la domine.
Comme le Hollandais, Tannhaüser aspire à l’oubli, à la paix, au repos ; son désir le porte à la mort et, si la mort lui refuse une tombe, il attend du repentir sa délivrance. Mais il a commis le péché qu’aucune pénitence, aucune expiation ne saurait effacer : il a goûté au Vénusberg les plaisirs de l’Enfer. Jamais le repos ne lui serait accordé si un « ange de salut » ne donnait sa vie sans tache pour racheter la faute du pécheur ; Elisabeth aime Tannhaüser de toute son âme de vierge chaste et pieuse. Rien n’est plus charmant de retenue, de naïveté et de tendresse que l’aveu qui s’échappe de ses lèvres, lorsqu’elle revoit après une longue absence son chanteur préféré ; elle rend grâces au miracle qui l’a ramené près d’elle ; maintenant « le soleil rit à ses yeux »; « éveillée à une vie nouvelle », elle ose dire au bonheur : « tu es à moi ». Aussi a-t-elle le coeur brisé, lorsque Tannhaüser se glorifie d’avoir connu l’amour dans la coupable étreinte de Vénus. Elle a reçu de lui le coup mortel ; que lui importe désormais la vie ? Il ne s’agît plus d’elle, mais de lui et de son salut éternel. Et, lorsque dans la procession des pèlerins qui reviennent de Rome elle n’aperçoit pas le visage de Tannhaüser, elle s’agenouille devant l’image de Marie, et, dans la tristesse du soir qui tombe, elle offre sa vie en holocauste pour la rédemption du pécheur.
Dans le Vaisseau fantôme et plus encore dans Tannhaüser, Wagner a montré que la grâce de l’homme qui a péché peut être obtenue par l’intercession d’une vierge qui puise dans l’exaltation de son amour, la force de se consacrer à la mort., L’oeuvre de rédemption est ainsi conditionnée par l’amour et c’est de l’amour même que jaillit la source purifiante du renoncement ; mais elle ne se réalise pleinement que dans l’au-delà, elle est fondée sur l’acceptation de la mort. C’est seulement lorsque Senta s’est jetée à la mer pour rester fidèle au Hollandais, qu’on les voit s’élever tous deux, transfigurés, au-dessus des flots ; c’est seulement lorsque l’âme d’Elisabeth a quitté la terre que Tannhaüser reçoit le salut de la grâce, et il meurt lui-même pour entrer dans la paix des bienheureux. Cette acceptation de la mort est-elle une nécessité primordiale ? N’est-il pas possible d’accomplir ici-bas l’oeuvre de rédemption ? Pourquoi l’idéal ne descendrait-il pas parmi nous, illuminant toutes choses d’un reflet de sa beauté et de sa perfection ? A ces questions Wagner tentera de donner une réponse dans Lohengrin et dans Tristan.
Sans doute, il suffit qu’Elsa, faussement accusée du meurtre de son frère, invoque par un pressant appel le secours du Chevalier qui lui apparut dans un rêve enchanté ; Lohengrin accourt de Montsalvat, revêtu d’une puissance surnaturelle. L’Idéal ne peut manquer de se révéler à ceux qui le pressentent et se donnent à lui de tout l’élan de leur amour et de leur foi. Mais cet amour et cette foi sont la condition même de son existence ; il ne saurait vivre que dans les âmes qui croient en lui simplement parce qu’il leur est présent, et qui renoncent à connaître jamais son origine et ses titres. Révéler sa nature divine ne serait-ce pas pour l’Absolu se soumettre aux lois du relatif, donc se nier lui-même ? Il a besoin, pour triompher, d’une confiance aveugle et sans limites. Mais l’amour qui renonce à connaître son objet est-il digne de s’unir à lui ? L’amour n’atteint son but que dans la possession et que possède-t-il d’un objet dont il ignore même le nom ? Ainsi se pose entre l’amour et l’Idéal une antinomie tragique : ils ne peuvent s’unir ici-bas. En vain s’efforcerait-on de rompre la douloureuse fatalité, la séparation est inévitable. Seule la consécration de la mort peut élever l’amour à la hauteur de son Idéal ; une expiation est nécessaire : « pour toi », dit Elsa à Lohengrin, je voudrais être en butte à la souffrance, je voudrais marcher à la mort. »
Dans Tristan et Isolde cette fatalité inéluctable se dévoile avec une puissance et une profondeur sans pareilles. La mort n’est plus seulement acceptée comme dans Tannhaüser, désirée comme dans Lohengrin ; elle est voulue pour elle-même, car c’est elle qui ouvre l’accès à cet « empire merveilleux de la nuit », où sourit aux amants « l’unique et éternelle vérité, la volonté d’aimer ». Le « jour » est illusion et mensonge et peut encore séparer, par le fallacieux mirage de ses artifices, ceux qui, parvenus au seuil de la mort, ont contemplé dans sa vérité la splendide nuit d’amour ; il ne saurait désormais les tromper par son mensonge. Ils se sont affranchis des vaines erreurs de ce monde que le jour éclaire de sa lueur décevante ; et un seul désir leur reste, « un désir délicieux de l’éternel sommeil, sans apparence et sans réveil », une « ardente aspiration vers la nuit sainte » où les amants demeurent inséparés, à jamais unis, « sans nom au sein de l’Amour, livrés tout entiers à eux-mêmes, ne vivant plus que pour l’Amour ». Comment la mort porterait-elle atteinte à l’Amour ? Si l’amour de Tristan est immortel, Tristan lui-même ne peut mourir de son amour. Ce qui succombe à la mort, c’est précisément l’obstacle qui sépare Tristan et Isolde, qui les empêche de s’aimer sans fin et de vivre l’un pour l’autre, qui empêche Tristan d’être Isolde, Isolde d’être Tristan. Au sein de la « nuit fortunée » il n’y a plus de Tristan ni d’Isolde, « plus de noms qui séparent » mais une même flamme d’amour, « une seule âme et une seule pensée pour l’éternité. « Ainsi s’évanouissent dans la « volupté de la mort » tous les mirages du monde et de la vie ; par « l’aspiration au néant total », s’accomplit « l’unique et définitive rédemption » : « dans les grandes ondes de l’océan de délices, dans la sonore harmonie des vagues de parfums, dans l’haleine infinie de l’Âme universelle, se perdre, s’abîmer, sans conscience, volupté suprême. » Isolde meurt, transfigurée, sur le cadavre de Tristan.
À cette solution dont le pessimisme douloureux évoque le souvenir d’un amour fatal et sans espoir, Wagner ne pouvait s’en tenir sans se perdre lui-même. S’il, voulut un jour « s’envelopper pour mourir, dans le noir pavillon » qui flotte à la fin du drame, il réussit toutefois à calmer « les tempêtes de son coeur » et à surmonter « la soif d’amour et de mort » qui le brûlait ; et, dans la sérénité de la paix reconquise, l’oeuvre de rédemption lui apparut sous un jour nouveau. Déjà, dans le plan primitif de Tristan, il s’était proposé de faire intervenir Parsifal au dénouement et d’opposer au héros de la passion le héros du renoncement. Plus significatif encore est le projet de drame esquissé en mai 1856, Les Vainqueurs, dont l’Inde du Bouddha eût été le théâtre et qui aurait montré dans le renoncement à l’amour même la voie du salut ou de la régénération.
C’est bien, en effet, de régénération qu’il s’agit maintenant, et non plus simplement de rédemption. « De Tristan et d’Isolde, dit Hans Sachs, le Maître Chanteur de Nuremberg, je sais un triste chant. Hans Sachs est sage et laisse à Marke son bonheur. A temps, j’ai pris le bon chemin ; sans quoi, l’histoire aurait eu même fin ». S’il s’est laissé un moment bercer d’un doux espoir, s’il a « l’esprit troublé », quand Eva lui confie malicieusement qu’elle avait pensé être son enfant et aussi sa femme, il reconnaît bien vite, par des questions habilement posées à la jeune fille, qu’il est trop vieux pour prétendre à une pareille joie et que ce n’est pas lui qui est aimé, et il n’a plus désormais qu’un désir : faire le bonheur d’Eva en favorisant son mariage avec le Chevalier Walther. Sans doute, il a le coeur douloureusement ému : « Oh ! Ève ! femme sans pitié, contemple la victime ». Il lui faut savoir coudre ce que d’autres « déchirent », et lorsque l’événement va s’accomplir, il reste songeur : « le regard perdu au loin, comme si son esprit était ailleurs », il n’entend pas les acclamations de la foule qui le salue. Mais il est poète et, par l’art, il s’élève peu à peu à une « résignation sereine et triomphante ». S’il recommande à Walther de méditer les règles des Maîtres, c’est que les Maîtres étaient des « coeurs affligés sur qui longtemps pesa la vie » et qui, dans leur détresse amère se créèrent une forme d’art, capable de redire les « amours heureuses ». Le monde est une erreur décevante, « un délire » ; mais sans ce « délire » rien n’est possible, rien ne change ou ne demeure et il appartient au sage de le diriger au « juste et noble but ». Rêve ! Rêve ! tout n’est que rêve ! Mais l’homme est près du vrai quand il comprend ce qu’il a rêvé, ; l’oeuvre d’art n’est qu’un « songe interprété » ; le Rêve est poésie et le poète ne saurait triompher sans son rêve. Hans Sachs a conquis « le Saint Royaume d’Art » et de son « doux martyre » il est sorti plus fort, régénéré.
Celui qui veut à l’exemple de Hans Sachs, pénétrer dans le merveilleux empire de la régénération et de la paix, ne doit pas essayer d’en « forcer les portes ». Pour gagner le monde, il faut consentir à le perdre. Le désir est illusion et mensonge, le salut est dans le renoncement à tout désir. Telle est la grande leçon qui se dégage de l’Anneau du Nibelung. Wotan succombe dans le crépuscule de feu qui embrase le Walhall, parce que, jouet du désir et de l’illusion, il a voulu ravir la puissance sans renier l’amour : « du jeune amour, la joie m’ayant fui, mon coeur souhaita le pouvoir ; mais l’amour demeurait mon envie ; mon pouvoir rêvait la tendresse ». Quiconque choisit l’amour doit renoncer à la puissance : il ne peut pas régner ; mais quiconque choisit la puissance doit renoncer à l’amour : il ne peut pas vivre. Vainement Wotan s’efforce d’échapper au dilemme ; l’antique Fatalité qui domine le monde le rappelle à l’obéissance et dans la claire conscience de son infirmité radicale, Wotan n’aspire plus qu’à la chute : « cette fin divine ne m’effraie point, mon désir y tend ». « Las de toute espérance, il endort sur le roc de flammes son « vouloir vivant », Brunnhilde. L’oeuvre de salut n’est plus possible, à moins qu’un « libre héros », plus fort que Wotan lui-même, ne franchisse le cercle de feu et réveille la vierge prédestinée à qui seule Dieu a légué son savoir et qui, « sachante », peut accomplir l’exploit rédempteur du monde.
Siegfried a conquis l’Anneau d’Or et, bien qu’il en connaisse le prix, il n’en a souci; il ne désire pas la jouissance et il ignore l’amour; n’est-il pas le Sauveur attendu ? Il lui reste à triompher d’une dernière épreuve. Wotan se dresse devant lui pour arrêter sa marche victorieuse, mais d’un coup d’épée Siegfried brise la lance du « voyageur » et traversant le brasier, il découvre, endormie « dans la paix solitaire des monts bienheureux », la sublime fiancée. Sous le baiser de Siegfried, Brunnhilde s’est éveillée, mais l’acte même qui lui a donné l’éveil a compromis à jamais l’oeuvre de rédemption : le désir d’amour s’est emparé du coeur de Siegfried. En vain Brunnhilde supplie le jeune héros de la « laisser pure », de garder son corps de l’approche farouche, de lui épargner les étreintes qui brisent et domptent: « aime-toi et laisse moi ; ne tue point ton propre amour ». Ses sens la trahissent elle-même, ses yeux se troublent son savoir lui échappe, « l’ombre funèbre voile sa pensée », et tous deux, victimes du désir, courent en riant « se perdre au gouffre ouvert » : « nuit du néant, submerge tout ». C’en est fait de l’oeuvre rédemptrice « flamme d’amour, joie de la mort. »
Dès lors les événements se précipitent. Brunnhilde, trahie par Siegfried, le livre aux coups de Hagen. Mais à la vue du héros qui repose dans la sérénité de la mort, son âme s’illumine « d’une douce et grandissante extase », il a fallu qu’un être pur la trahît pour qu’elle comprît ; maintenant elle sait « toute, toute, toute chose », et dans l’embrasement du Walhall qui flamboie, elle chante, comme Isolde, l’adieu du suprême renoncement : « Si je ne conduis plus les héros vers la forteresse du Walhall, savez-vous où je vais ? je quitte ce monde du désir, je fuis à jamais ce monde de l’illusion ; de l’éternel devenir, je ferme derrière moi les portes.. Vers le monde bienheureux où cessent le désir et l’illusion, vers le but où s’achemine l’universelle évolution, s’élance la Voyante, affranchie de la nécessité de renaître. Savez-vous comment j’ai pu obtenir la fin bénie de tout ce qui est éternel ? Les souffrances profondes d’un amour en deuil m’ont ouvert les yeux: j’ai vu la fin de l’univers. »
Ce n’est point du héros qui n’a pas appris la peur, mais du Simple au coeur chaste, que le monde du devenir attend sa délivrance. Parsifal est le sauveur qui n’aura pas besoin de mourir pour racheter le monde, mais qui régnera sur le monde régénéré. Hans Sachs a triomphé de l’illusion et du désir par la beauté de son rêve poétique ; transfigurée par la souffrance qui l’atteint dans son unique amour, Brunnhilde a pénétré le secret du ciel ; Parsifal fera sienne, par la pitié, la douleur universelle et, instruit par son coeur, il accomplira l’acte définitif de la rédemption. A la vue d’Amfortas qui gémit, étendu sur sa litière, frappé d’une blessure inguérissable et invoquant la mort libératrice. Parsifal se sent ému d’une compassion profonde. Chaque plainte du Roi déchu trouve en sa poitrine un écho douloureux. Mais le mal d’Amfortas lui demeure inconnu ; dans la pureté de son âme vierge, il ignore la tentation du désir, il ne comprend pas le spectacle dont ses yeux sont témoins ; son coeur s’est ouvert à la pitié, mais son esprit est resté simple. S’il est le Sauveur attendu, il lui faut donc subir victorieusement l’épreuve de la tentation. Kundry sera l’instrument de l’oeuvre providentielle.
Comme Amfortas, elle souffre du désir impur qui, sans cesse, renaît dans son âme, et elle aspire à la paix, au sommeil, à la mort : « Sommeil ! lourd sommeil ! Mort ! paix de la tombe, quand t’obtiendrais-je ? » Mais, trompée par la décevante illusion du désir, elle s’imagine que l’amour lui apportera le salut. Non, celui-là seul accomplira l’oeuvre de la rédemption qui résistera à l’amour. Au baiser de Kundry, Parsifal s’est éveillé, comme Brunnhilde, à une vie nouvelle ; mais, tandis que Brunnhilde a dû s’élever par sa propre douleur à la contemplation de l’éternelle vérité, Parsifal, instruit par la pitié, a compris, d’une intuition immédiate, l’énigme du devenir. Vainement Kundry use de toute la puissance de ses enchantements pour le retenir dans ses bras. Affranchi du désir, il a reconquis l’épieu sacré, et aucun obstacle ne saurait désormais entraver son ascension glorieuse vers le Graal où, dans l’enchantement du Vendredi Saint, il rendra la paix à Kundry, régénérée par le baptême, et fermera la blessure d’Amfortas du geste même qui l’avait ouverte.
Nietzsche (1) s’est demandé si Wagner avait pris vraiment au sérieux son Parsifal ; il aurait souhaité quant à lui, « que Wagner eût pris congé de nous autrement ; qu’il eût pris congé de son art, non avec un Parsifal, mais d’une manière plus victorieuse, plus assurée, plus wagnérienne ». (Werke, t. VII, 402 et suiv.). Il nous semble, au contraire, si nous avons bien compris le sens de l’oeuvre dramatique wagnérienne, qu’après avoir atteint dans Tristan, le point culminant de son pessimisme, tout imprégné de philosophie schopenhauerienne, il ne restait à Wagner, pour sortir de la nuit funèbre qui menaçait de l’envelopper tout entier, qu’une création comme celle de Siegfried ou bien Parsifal. Mais Siegfried, « cet homme très libre, beaucoup trop libre peut-être, et trop rude et trop joyeux, et trop bien portant et trop anticatholique au goût des peuples très vieux et très civilisés » (2), n’avait pas apporté le salut lui aussi s’était écroulé dans la mort et, quand Brunnhilde avait enfin compris, il était trop tard, le monde continuait à rouler vers l’abîme. « Grand est le charme du désir, plus grande est la force de renoncement » : en cette formule qui, dans le plan primitif de Parsifal, devait terminer l’oeuvre, se révèle la seule issue qui fût ouverte au poète dramatique pour conclure autrement que par une négation stérile son thème de la rédemption. La maîtrise du monde n’est donnée qu’à celui qui, ayant découvert son mensonge, ne lui accorde son approbation qu’après l’avoir surmonté et régénéré.
Gabriel HUAN
(1) NIETZSCHE, Werke, tome V, p. 132.
(2) NIETZSCHE, Werke, tome V, p. 132.
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