vendredi 6 février 2009

« Média-paranoïa » de Laurent Joffrin, ou l'injure comme aveu d'impuissance

« La média-paranoïa est la pathologie de la critique des médias » répète Laurent Joffrin, directeur de « Libération », sur les médias qui l’accueillent avec empressement pour une promotion intensive de son livre, intitulé « Média-paranoïa » (1). Il était, jeudi 29 janvier, sur France 2, dans l’émission « À vous de juger », aux côtés d’un de ses employés, Alain Duhamel, qui avait dit déjà tout le bien qu’il pensait du livre de son patron dans « Le Point » du 15 janvier. Le lendemain, dès potron-minet, il était interviewé longuement sur son ouvrage dans « Les matins de France Culture » entre 7h40 et 9h. Il y en a qui sont plus maltraités par les médias !

On n’a pas lu l’ouvrage. On n’en a guère envie. Son titre et sa présentation éditoriale suffisent, éclairés par la longue interview de l’auteur sur France Culture.

La tentative de discrédit par l’injure

À la réflexion sur l’information qui se développe depuis 60 ans et plus, M. Joffrin ne trouve rien de mieux que de répondre par un diagnostic psychiatrique : il dénonce une maladie nouvelle, « la média-paranoïa ». Seulement, l’usage abusif d’un terme psychiatrique par un profane devient une injure, et une injure n’a jamais nourrit un débat : elle le clôt. C’est la façon de M. Joffrin d’opposer une critique autorisée des médias, la sienne, à une critique qui ne l’est pas, celle des autres. Il parle encore aimablement de « poujadisme branché ». Quant à ceux qui se livrent à cette critique non-autorisée, ce ne sont qu’individus « en mal de notoriété ».

Ce diagnostic aventureux posé, il en invente les symptômes à sa convenance :

1- Une conduite de compensation
À l’en croire sur France Culture, il s’agirait d’une conduite de compensation inspirée par le ressentiment. Parce qu’ils seraient "minoritaires" et appartiendraient souvent aux « extrêmes », explique-t-il, ces personnes se serviraient donc des médias comme de boucs émissaires pour expliquer leur marginalisation : ne pouvant forcément l’imputer au fait que « (les gens) pensent qu’ils disent des bêtises », ils en rejetteraient la faute sur les médias, « alors qu’en fait, prétend M. Joffrin, ils ont la parole comme tout le monde. »

Que pareil raisonnement pour être tenu doive s’appuyer sur deux hypothèses autovalidantes, c’est-à-dire non démontrées préalablement, M. Joffrin ne s’en soucie guère ! L’une suppose, en effet, qu’il est établi que ces individus « disent des bêtises », l’autre, qu’ « ils ont la parole comme tout le monde ». Or, est-il si difficile de convenir qu’ils l’ont sûrement moins que M. Joffrin ou M. Duhamel omniprésents dans les médias ? Quant aux bêtises, c’est vrai, nul n’en est à l’abri, pas même M. Joffrin. Encore faut-il les identifier !

2- La critique de l’adversaire caricaturée
Ce n’est pas un souci pour M. Joffrin. Faute d’ailleurs d’en avoir sous la main, il les invente et les prête à l’adversaire : une caricature de sa critique, par exemple, fait l’affaire. Il compte que le ridicule jeté tienne lieu de réfutation. Encore faut-il qu’il ne rejaillisse pas sur celui qui le jette. Ainsi livre-t-il une représentation grotesque de la critique de la dépendance alléguée des médias envers les groupes politiques et économiques : « Il y a des gens qui en viennent à penser, soutient-il, (…) que le service public est sous la coupe du gouvernement. » (…) Mais « quand vous faites votre journal, dit-il en s’adressant au journaliste de France Culture, vous n’avez pas un fil à la patte ou une oreillette qui vous dicte ce qu’il faut faire. » Et se prenant pour exemple, il poursuit sa raillerie : « Il y a des gens qui pensent que quand j’arrive le matin, je donne un coup de fil à Rothschild et on se met d’accord sur ce qu’on va mettre dans le journal. C’est totalement ridicule. »

Ce qui est surtout ridicule, c’est cette schématisation simplette de la dépendance économique et politique par des symboles naïfs d’assujetissement comme l’oreillette et le téléphone par où transiteraient les ordres des responsables politiques et économiques. Qui a jamais soutenu pareille niaiserie ? En revanche, elle dispense M. Joffrin de s’exprimer sur le recrutement de femmes et d’hommes liges, au savoir parfois sommaire, et sur la soumission des autres dont dépend le maintien dans leur poste. Ainsi l’autocensure qui ne laisse pas de trace, est-elle une expression de cette dépendance autrement plus efficace. Mais M. Joffrin ne juge pas bon de s’y attarder : n’est-ce pas justement de l’autocensure d’occulter cette forme discrète de dépendance ?

3- L’arrogance de l’argument d’autorité
C’est à ces billevesées et ces silences que se mesure le mépris qu’on a de l’auditeur et du lecteur. M. Joffrin ne s’en cache pas puisque, pour les convaincre, il croit encore à la vertu de l’argument d’autorité qui ne tire pourtant sa validité que de la seule puissance de celui qui le profère. Il est présenté par son éditeur en toute modestie comme « l’un de nos plus grands professionnels » attaché à « ouvrir la voie à une vraie critique du journalisme ». Ne revient-il donc pas au grand homme d’opérer à sa guise une distribution manichéenne des rôles entre une critique paranoïaque des médias, celle de l’adversaire, et une critique saine, la sienne ?

Le leurre de la vaccine

Sentant toutefois que cela ne suffit pas pour faire face à la défiance qu’inspire les médias traditionnels, M. Joffrin use habilement dans le même temps du « leurre de la vaccine », exploré par R. Barthes. Comme le vaccin qui inocule à l’organisme les germes inactivés d’une maladie pour susciter en défense des anticorps, ce leurre consiste à reconnaître un peu de mal pour faire admettre un grand bien.

Ainsi, écrit son éditeur, « il faut critiquer les médias. La mise en cause des pratiques journalistiques est utile ; la dénonciation des erreurs, des trucages, des manipulations, des effets de domination économique ou politique sur les moyens d’information est précieuse, élémentaire même. » Sur France Culture, M. Joffrin va même jusqu’à reconnaître que « ce sont des gens riches (qui peuvent) financer des journaux, (que) donc évidemment il y a un déséquilibre qui s’instaure, puisque dans le capital des journaux, il y plutôt des gens industriels, des banquiers, des financiers, (et que) c’est vrai que le grand capital a un atout que les autres n’ont pas. »

Mais une fois cet aveu consenti, on est surpris d’apprendre plus loin que « le réquisitoire (de la critique non-autorisée) repose bien souvent sur des idées reçues. On dit partout : les médias mentent ; ils sont sous contrôle ; ils propagent une "pensée unique" ; ils manipulent l’opinion. Heureusement pour la démocratie, ces idées sont pour l’essentiel fausses ou caricaturales ».

Et, selon un air connu à la mode, ces déficiences, selon M. Joffrin, peuvent être aisément prévenues et contenues par la proclamation haut et fort d’une déontologie. « Les chartes professionnelles, concède-t-il conformément au leurre de la vaccine, ne sont pas assez bien respectées par les journalistes ». Il en attribue la faute à une tradition française, qui contrairement à l’ango-saxonne « (ne respecterait pas) la vérité de l’événement avant de s’engager. » Il propose donc une manifestation solennelle pour frapper les esprits : que tous les médias, le même jour, publie un code de déontologie qu’ils s’engageraient à respecter ! Mais, doit-il reconnaître aussitôt, « les autres patrons de presse n’en veulent pas » par peur d’ « avoir les mains liées » : « (ils) ne pourraient plus donner d’instruction à (leur) rédaction. » Qu’ajouter de plus à cette critique ? Tout n’est-il pas dit ? M. Joffrin reconnaît lui-même que la déontologie ne pourra jamais rivaliser avec les intérêts de l’émetteur pour qui la fin justifie les moyens et non l’inverse.

Le ressassement de la mythologie médiatique

On ne voit d’ailleurs pas ce que la déontologie de M. Joffrin même solennellement proclamée changerait à la situation. On y retrouve les préceptes de la sempiternelle mythologie que les médias ne cessent de promouvoir à leur gloire depuis longtemps. On l’a si souvent épinglée sur AGORAVOX qu’on renvoie le lecteur à 27 articles (2). On se contentera ici de faire deux rappels.

1- Prenant toujours ses auditeurs pour des naïfs, M. Joffrin présente ainsi le choix draconien auquel sont confrontés quotidiennement les médias pour élire certaines informations et en écarter d’autres : « Quand on arrive le matin, dit-il candidement, on se demande ce qu’il y a d’important. » Or, est-ce si simple de juger que telle information est importante et que telle autre ne l’est pas ? On voit, chaque jour, tant d’informations sans importance remplir les colonnes et les antennes et tant d’informations importantes en être absentes. Qu’est-ce qu’une information importante sinon celle qui l’est au regard des intérêts de son émetteur ? Puisque nul être sain ne livre volontairement une information susceptible de lui nuire, ce n’est pas honteux de le reconnaître. Ça l’est, en revanche, de ne pas le faire ! Et puisque les informations sans importance, ou informations indifférentes, occupent une place si prépondérante, ne remplissent-elles pas une fonction importante ?

2- M. Joffrin ressert, d’autre part, le sacro-saint principe de « la séparation du fait et du commentaire », même si, il faut le signaler, il s’y prend avec des précautions inaccoutumées dans la profession : « Il y a des règles de fabrication des articles, dit-il. Si on respecte ces règles, on s’approche, on n’arrive jamais à la vérité puisqu’on est des êtres subjectifs, on s’approche de ce qui s’est passé, on essaie de faire ça honnêtement, dans les limites de temps qui nous sont imparties par la nature même de notre métier. » Il parle encore de « respecter la vérité de l’événement, avant de s’engager » ou encore, préconise-t-il, « on doit décrire de la manière la plus honnête qui soit l’événement en question et après les interprétations sont libres. Si on ne fait pas ça, on n’est pas crédible. »

Sans doute le mot « vérité » est-il encore malencontreusement employé, mais la notion de « fait » paraît moins assurée que d’habitude. Serai-ce un premier pas vers la reconnaissance de « la représentation du fait » qui est seule accessible ? « La distinction de la carte et du terrain qu’elle représente » commencerait-elle à supplanter « la séparation du fait et du commentaire » ? On n’en est pas encore là ! Pourtant comment nier que même énoncé « honnêtement », « un fait » ne peut l’être qu’intégré à la gangue d’ « un commentaire exprimé implicitement » par le seul choix de le publier ou non quand il est jugé important ou non ?

Comme toujours, l’injure révèle plus de choses sur son auteur que sur son destinataire. M. Joffrin est même pris la main dans le sac. Titre, présentation éditoriale et interview sur France Culture sont, en fait, des paroles qu’il dément aussitôt par ses actes. Il milite, dit-il, pour un établissement des « faits » avant de les commenter. Or, il dénature les arguments de l’adversaire pour le ridiculiser. Il prétend se donner pour règle de publier des informations « gênantes pour des gens de pouvoir ou des gens de l’opposition ». Or il injurie son adversaire en qualifiant de « média-paranoïa » sa critique des médias qui l’indispose. Il dénonce enfin ces « gens engagés qui éliminent les faits qui les gênent ». Or, que fait-il d’autre ? Il est du moins un point sur lequel on le rejoint : en agissant ainsi, « on n’est pas crédible ».

Paul Villach

(1) Laurent Joffrin, "Média-paranoïa", Éditions Le Seuil.
(2) Paul Villach, articles traitant de « la relation d’information » parus sur AGORAVOX :
1- « Karen-Montet-Toutain, ce survivant reproche vivant qu’aimerait discréditer « Le Figaro », 26 janvier 2008 ;
2- « Le Canard enchaîné est-il sarkozyste ? » : travaux pratiques à « Arrêt sur images » »,19 janvier 2008 ;
3- « Le « livre vert » des États généraux de la presse : la recette du « lapin-chasseur », 15 janvier 2008 ;
4- « Printemps-Haussmann sur France Inter : « la technique de confusion intellectuelle » ? »
18 décembre 2008 ;
5- « Une presse libre et indépendante » peut-elle exister sans des lecteurs avertis ? »,11 décembre 2008 ;
6- « Le culot ! Edwy Plenel, sur Radio Suisse Romande, fait des journalistes les « dépositaires d’un droit de savoir des citoyens » ! », 27 novembre 2008 ;
7- « Tous ces bobards dans les journaux, pendant la guerre de 14-18 : un cas d’école », 18 novembre 2008 ;
8- « Un journalisme sous un réverbère à la recherche de son crédit perdu... ailleurs : réponse à Jean-Luc Martin-Lagardette », 8 novembre 2008 ;
9- « MédiAcratie » ou « médiOcratie », M. Rocard ? », 29 octobre 2008 ;
10- « La recherche de « l’information extorquée » par caméra cachée sur France 2 : où est le problème ? », 20 octobre 2008 ;
11- « Après l’éviction de M. PPDA : le journalisme à la sauce TF1 », 14 juin 2008 ;
12- « L’affaire Enderlin, France 2 et Média-Ratings : une pétition en faveur de l’infaillibilité journalistique ? », 9 juin 2008 ;
13- « À quoi sert un journaliste » de Radio-France embarqué sur un bateau militaire croisant au large de la Birmanie ? », 26 mai 2008 ;
14- « L’information selon M. Jean-Pierre Elkabbach », 5 mai 2008 ;
15- « Grands dieux ! Le journalisme d’accréditation se rebiffe », 29 avril 2008 ;
16- « Une violente collision dans « Le Monde » entre un philosophe et « la théorie du complot » fait une victime : le doute méthodique », 2 avril 2008 ;
17- « Faire d’une victime un agresseur : la recette provençale du « Midi libre » », 26 mars 2008 ;
18- « La condamnation de l’agresseur de la professeur Mme Karen Montet-Toutain racontée par le journal "Le Monde" à sa façon », 5 mars 2008 ;
19- « L’information au défi du « sarkozysme » ou du journalisme d’accréditation ? Réponse à Edwy Plénel », 11 janvier 2008 ;
20- « L’éducation aux médias » et l’École, ou le mycologue inconscient », 20 décembre 2007 ;
21- « La nouvelle distinction entre « articles d’opinion » et « articles privilégiant les faits » : une erreur et un leurre », 11 décembre 2007 ;
22- « « Médiapart » d’É. Plénel, un nouveau média ou un média de plus ? », 7 décembre 2007 ;
23- « Si le « JT » n’est ni de l’information ni du journalisme, alors qu’est-ce que c’est ? », 30 novembre 2007
24- « La tragique leçon de journalisme de Géraldine Mulhman sur France Culture », 12 octobre 2007
25- « Grâce à Paul Watzlawick, une approche de l’information qu’on ne peut plus ignorer. », 11 avril 2007
26- « La désinformation, un leurre des médias traditionnels », 27 mars 2007 ;
27- « La crise de la presse : un dessin du Clémi passe aux aveux ! », 8 décembre 2006
« Une quête pathétique de crédibilité entre posture... et imposture », 1er juin 2006

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